dimanche, mai 14, 2006

"Universités : l'Europe doit réagir"
Article dans La Tribune
Paru le : 11 mai 2006
Ecrit par : Franck Leprévost et Philippe Manière

"Il y a près d'un mois que nos universités sont sorties du blocage et de l'agitation. Hélas, la situation n'y est pas pour autant ce qu'elle devrait être ! L'enseignement supérieur français est aujourd'hui dans une situation très grave qui met en péril l'avenir du pays tant en termes de puissance économique que de rayonnement intellectuel. Certes, la démocratisation de l'enseignement supérieur a considérablement accru, au cours des trente dernières années, le nombre d'étudiants. Mais le pourcentage de jeunes gens diplômés bac + 2 ou plus (en gros 30 % d'une cohorte) reste, chez nous, très en deçà de ce qu'il est dans les autres grands pays de l'OCDE et dans les pays du Nord.

Certes, nos universités dispensent des enseignements très variés et accessibles à tous les bacheliers. Mais les jeunes diplômés des cycles traditionnels (c'est-à-dire hors grandes écoles, IUT et UTT) peinent à trouver un emploi, ce qui laisse à penser que les formations ne sont pas adaptées aux besoins des employeurs et que l'orientation des étudiants se fait sans tenir compte des possibilités de débouchés.

Certes, de Polytechnique à l'École d'économie de Toulouse, de l'École de physique-chimie à l'université Louis-Pasteur de Strasbourg, nous pouvons nous vanter de quelques remarquables îlots d'excellence. Mais le classement de nos établissements dans les palmarès internationaux est profondément déprimant (rappelons que seul Paris-VI figure parmi les 50 premiers mondiaux au sein du récent classement publié par l'université de Shanghai). Les enfants des élites partent de plus en plus souvent effectuer leurs études supérieures à l'étranger - symptôme révélateur de la crise - et nos chercheurs de pointe émigrent en rangs serrés vers des cieux plus favorables à leur épanouissement professionnel et à la conduite de leurs travaux.

Il faut donc agir, et vite. Comment ? Une partie des problèmes que nous rencontrons en France tient à des choix d'organisation anciens (libre choix des filières, refus de la sélection des étudiants, recrutement et gestion des carrières des enseignants et chercheurs surpondérant l'égalitarisme et l'ancienneté au détriment du talent, etc.) qui ont eu du sens mais qui sont aujourd'hui extrêmement contre-productifs, y compris pour les étudiants eux-mêmes. Au-delà de nos spécificités nationales, force est cependant de reconnaître que la contre-performance de nos universités n'est pas isolée et que pratiquement toute l'Europe subit le même déclin relativement à l'Amérique du Nord : dans le classement de Shanghai, seuls figurent neuf établissements du Vieux Continent, contre 37 aux États-Unis ! C'est pourquoi l'Union a une complète légitimité pour intervenir et pour lancer un vaste plan visant à rattraper le retard européen en matière de recherche et d'enseignement supérieur. C'est ce à quoi appelle aujourd'hui l'Institut Montaigne en proposant la création, par l'Union européenne, d'une "Fondation Newton" qui doterait largement (1 milliard d'euros par an sur cinq ans), mais sous conditions, une cinquantaine d'universités européennes. L'objectif est ambitieux, mais atteignable : faire figurer 25 établissements européens parmi les 50 premiers mondiaux à l'orée de la prochaine décennie.

Fonds privés. Les financements publics européens, prélevés sur les fonds structurels, se monteraient à environ 20 millions par an et par pôle d'enseignement accrédité Newton. Mais des fonds privés importants viendraient en complément, non seulement parce que la capacité d'en lever de substantiels constituerait l'une des conditions d'attribution des fonds européens, mais aussi parce que le seul label Newton, délivré avec parcimonie et en contrepartie d'engagements concrets prometteurs d'excellence, les ferait affluer. Quels doivent être les critères d'éligibilité aux dotations de la Fondation ? Ils doivent combiner le souci d'efficacité et l'obsession de la qualité. Nous préconisons ainsi que seuls soient qualifiés les établissements dotés d'un système de gouvernance opérationnel garantissant l'indépendance académique, l'ouverture sur la cité et la possibilité de faire des choix stratégiques solides et pérennes.

En termes d'usage des moyens, il est primordial que les établissements labellisés Newton disposent d'une complète liberté de recrutement et jouissent de la fongibilité de leurs crédits qui doivent pouvoir être indifféremment consommés en locaux et matériels ou en personnels et faire l'objet de tous les arbitrages nécessaires à l'intérieur du budget. Les universités Newton devront également s'engager dans une démarche résolument pluridisciplinaire aux fins de permettre une fertilisation croisée - là est souvent le secret des grands campus américains. Parmi les autres critères d'attribution doivent aussi figurer le nombre et la qualité des partenariats internationaux, la proportion d'enseignants et d'étudiants étrangers, le pourcentage minimum d'étudiants boursiers, la taille des laboratoires - et naturellement la proportion de doctorants et la qualité des projets de recherche. Aujourd'hui, aucun établissement français ne pourrait obtenir le label Newton ainsi défini. Mais, en se regroupant, en réformant leur gouvernance, en affichant des ambitions et des projets à la hauteur de l'excellence dont ils sont capables, il ne fait pas de doute qu'au moins 10 pôles répondant à ces critères pourraient se constituer sur notre sol. "

(*) Franck Leprévost est professeur et vice-recteur de l'université du Luxembourg. Philippe Manière est directeur de l'Institut Montaigne, un laboratoire d'idée présidé par Claude Bébéar, fondateur du groupe Axa. Ils viennent de publier "Université, recherche : une fondation européenne pour rattraper le retard"